A mother feeding her child with therapeutic milk through a nasogastric tube

Tribune : Réflexion sur le climat actuel en matière d’aide extérieure

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Natalie Sessions Responsable technique senior, Emergency Nutrition Network (ENN), Royaume-Uni 

Tanya Khara Directrice technique, ENN, Royaume-Uni  

Renuka Jayatissa Présidente et cheffe du département alimentation et nutrition, International Institute of Health Sciences Multiversity, Sri Lanka et membre du conseil d’administration de ENN

L’interruption récente et brutale des activités de l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) a provoqué une onde de choc dans la communauté mondiale de la nutrition. Ces changements ont privé des millions de personnes parmi les plus vulnérables du monde de services essentiels de nutrition, ont perturbé les systèmes d’alerte précoce et de suivi et ont provoqué la perte d’emploi pour de nombreuses personnes. Avant d’entrer dans le vif du sujet, nous souhaitons exprimer notre compassion la plus sincère à l’intention de nos lecteurs et lectrices qui ont été personnellement touchés par cette situation, ainsi qu’aux organisations, aux communautés et aux personnes dont la vie a été bouleversée. Parallèlement au démantèlement de l’USAID, plusieurs gouvernements ont également décidé de réduire leurs contributions à l’aide internationale. L’ENN doit aussi faire face à ces changements et cherche les meilleurs moyens de soutenir son réseau en cette période difficile. Nous sommes convaincus que notre plateforme est un outil précieux pour faire entendre les voix des personnes touchées, mettre en lumière de graves répercussions et examiner les moyens d’améliorer le milieu de l’aide internationale afin qu’il réponde davantage aux besoins des personnes qu’il soutient.   

Si ces mesures mettront du temps avant de produire pleinement tous leurs effets, certaines conséquences dévastatrices apparaissent d’ores et déjà clairement. Un article scientifique récent de Lindsey Locks et de ses collègues détaille certains des impacts constatés, notamment l’interruption de programmes de nutrition vitaux en raison des réductions dans la distribution d’aliments thérapeutiques prêts à l’emploi (ATPE) au Soudan, au Nigeria et en Somalie ; l’arrêt des livraisons d’aide alimentaire d’urgence, entraînant l’immobilisation de 500 000 tonnes de nourriture dans les ports ; la suspension des systèmes de collecte de données essentiels pour suivre les tendances en matière de malnutrition et répondre aux crises alimentaires ; et la fermeture du programme phare de l’USAID, Feed the Future. Le consortium Standing Together for Nutrition a estimé à 2,3 millions le nombre de jeunes enfants risquant de ne plus avoir accès à des traitements vitaux contre la malnutrition aiguë sévère à l’échelle mondiale en raison de cette situation. En l’absence de traitement, jusqu’à 60 % des enfants atteints de malnutrition aiguë sévère sont susceptibles de mourir. Un article de Vijay Balakrishnan fait également état de millions de femmes et de filles privées de soins essentiels. La situation évolue rapidement : l’urgence de donner la priorité aux besoins vitaux est indéniable, comme en témoigne la mobilisation de la communauté de la nutrition pour maintenir les services visant à prendre en charge les enfants malnutris les plus vulnérables. Comme le souligne Tom Fletcher, coordonnateur des secours d’urgence des Nations unies, dans son message à la communauté humanitaire, la mission fondamentale des acteurs du secteur est de sauver des vies en apportant la meilleure réponse possible aux crises avec les ressources dont ils disposent. Dans le même temps, il préconise « une action immédiate visant à réformer et à repenser nos méthodes de travail, ainsi qu’à déléguer des responsabilités à nos responsables humanitaires dans les pays et aux personnes que nous servons ». 

Dans le sillage du message de Tom, et peut-être en raison du privilège que nous avons d’être une organisation qui n’est pas directement sur le terrain, nous avons trouvé matière à réflexion dans un certain nombre de blogs et d’articles récents. Ils nous rappellent que ces défis offrent l’occasion de repenser et de reconstruire l’architecture mondiale de la nutrition de sorte qu’elle soit plus résistante, autosuffisante et équitable. Dans une série d’articles publiés sur LinkedIn, notre éminent collègue nutritionniste, Peter Hailey, a appelé les acteurs concernés à dépasser leurs intérêts individuels et institutionnels afin de créer des espaces propices à une action commune et d’empêcher ainsi d’aggraver encore la fragmentation du système humanitaire mondial. Sur son blog, Ben Phillips suggère que le moment est venu de définir une vision optimiste de ce que nous construirons ensemble à l’avenir. Cristian Montenegro et Sebastian Fonseca esquissent des perspectives similaires et envisagent un secteur de la santé mondiale qui ne serait pas centré sur les États-Unis ou d’autres bailleurs de fonds étrangers, mais qui serait diversifié et doté d’un pouvoir d’action au niveau régional. À l’instar d’autres spécialistes africains de la santé, Catherine Kyobutungi voit dans cette situation un véritable signal d’alarme. Elle exhorte les gouvernements nationaux à investir dans des systèmes de santé et de nutrition autonomes et à cesser de dépendre d’un modèle d’aide au développement défaillant, régi par des intérêts géopolitiques. Dans un éditorial rédigé conjointement avec Ebere Okereke et Seye Abimbola et publié dans le BMJ, elle invite les gouvernements africains ainsi que la société civile à exercer une pression sur les bailleurs de fonds afin qu’ils investissent dans les structures fondamentales des systèmes de santé et dans les instituts de recherche locaux. Ils appellent également les chercheurs en santé mondiale à s’assurer que leurs travaux répondent aux besoins locaux plutôt qu’aux priorités des gouvernements étrangers et de leur population. 

Dans leur appel à une reconfiguration du système, ces contributions révèlent plusieurs points convergents : 

  1. La possibilité d’une véritable décentralisation : Si la décentralisation est un concept en vogue depuis longtemps, le moment est venu de le mettre véritablement en pratique en confiant le pouvoir, les ressources et la prise de décisions aux acteurs locaux, tout en élaborant des approches plus efficaces et axées sur l’autosuffisance. Les gouvernements nationaux ont aujourd’hui la possibilité de promouvoir une plus grande redevabilité dans les stratégies nationales en matière de santé et de nutrition, de soutenir les institutions nationales et les organismes de nutrition qui mènent des recherches pertinentes, de donner la priorité à des solutions durables à long terme et adaptées au contexte plutôt qu’à des projets court-termistes et tributaires des bailleurs de fonds, et d’investir davantage dans les financements nationaux. En outre, il est possible de favoriser la mise en place de mécanismes de financement direct pour les institutions nationales, ce qui permettrait de réduire les niveaux de sous-traitance et de garantir que les services de première ligne bénéficient de davantage de fonds. Il est essentiel de passer d’une approche uniforme à des solutions locales alignées sur les régimes alimentaires, les systèmes agricoles et les pratiques culturelles locaux, en s’appuyant sur les aliments locaux et les savoirs traditionnels pour lutter efficacement contre la malnutrition.
  2. La promotion de collaborations régionales : La perte d’influence des États-Unis et du Royaume-Uni offre une occasion unique à la coopération régionale de faire avancer les programmes de nutrition. Des entités telles que l’Union africaine, la CEDEAO, la Fédération des sociétés africaines de nutrition, les groupes de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est et d’autres collaborations Sud-Sud sont en mesure de jouer un rôle plus important dans l’élaboration des politiques et des priorités en matière de nutrition, ainsi que dans la mise en place de mécanismes de financement régionaux. En outre, le partage des bonnes pratiques entre les pays peut favoriser l’élaboration de solutions sur mesure, adéquates sur les plans culturel et contextuel.
  3. La diversification des financements : Il est essentiel de diversifier les financements afin de parer à la fluctuation de l’aide internationale. Bien que la communauté de la nutrition ait fait preuve, à juste titre, de prudence à l’égard du financement du secteur privé (en raison des conflits d’intérêts et des violations du Code international de commercialisation des substituts du lait maternel), des partenariats stratégiques avec le secteur privé et les organisations philanthropiques pourraient combler des déficits de financement cruciaux. Comme le souligne Lawrence Haddad, les entreprises ne s’engageront pas à moins que la nutrition ne fasse l’objet d’une analyse de rentabilité rigoureuse (Ewing-Chow, 2025). Le moment est venu d’en réaliser une.
  4. L’adoption de solutions innovantes : La crise actuelle exige de miser sur l’innovation dans la prestation des services de santé, en s’inspirant des organismes de recherche nationaux. Il est possible d’améliorer la portée et l’efficacité des programmes de nutrition en s’appuyant sur les technologies de santé numériques, des interventions communautaires et des modèles alternatifs de soins. Il convient d’accorder la priorité aux possibilités d’étudier les liens entre les différentes formes de problèmes nutritionnels et d’investir dans des activités préventives afin de s’assurer qu’aucun enfant ne souffre de malnutrition. En adoptant ces innovations, nous pouvons renforcer la résilience et l’efficacité des interventions nutritionnelles à l’échelle mondiale.  

Si les concepts décrits ci-dessus ne sont pas nouveaux, leur mise en œuvre sera difficile compte tenu de la fermeture brutale de l’USAID, du déficit de financement qui en a immédiatement résulté et des réductions prévues par d’autres bailleurs de fonds. Il y a un fossé entre ce qui a été et ce qui pourrait être. Les services essentiels sont interrompus, laissant sans soutien nutritionnel des enfants malnutris, des adolescents vulnérables, des femmes, des filles et des communautés – mettant en péril non seulement leur bien-être, mais aussi leur vie.  

Une seule option s’offre à nous : repenser les modèles d’aide. L’avenir de la nutrition internationale doit être assuré au niveau local, grâce à des collaborations régionales et à un financement diversifié. À court terme, la réduction du financement restreindra les occasions de collaborer avec des collègues essentiels ; cependant, le partage collectif d’expériences, d’idées et d’actions sera indispensable à la création de meilleurs modèles d’aide. Dans cette perspective, ENN met à disposition ses plateformes afin de lancer des conversations, de partager des expériences et d’encourager la recherche de solutions. Nous vous invitons notamment à consulter la page d’annonces en-net.net, sur laquelle nous avons entamé une discussion afin de favoriser un dialogue sur les expériences et les solutions. La voie à suivre est encore incertaine, mais si nous travaillons ensemble, que nous apprenons les uns des autres et que nous repensons nos méthodes, nous pouvons espérer bâtir un système nutritionnel plus résilient et plus équitable.

Références

Balakrishnan VS (6 March 2025) USAID funding freeze fails children globally. The Lancet: Child & Adolescent Health 

Ewing-Chow D (28 February 2025) World Food Prize laureate urges a rethink of foreign aid amid cuts. forbes.com  

Hailey P (5 February 2025) Imperfect reflections on the USAID crisis. linkedin.com  

Kyobutungi C (10 February 2025) Healthcare in Africa on brink of crisis as US exits WHO and USAid freezes funds. The Conversation 

Kyobutungi C, Okerke E & Abimbola S (11 March 2025) After USAID: what now for aid and Africa? BMJ 

Locks LM, Steward CP, Hoffman DJ, et al (20 February 2025) A shock to the global nutrition system. The American Journal of Clinical Nutrition 

Montenegro C & Fonseca S (14 February 2025) “Stop looking north, look to the world”. PLOS Blogs: Speaking of Medicine and Health 

OCHA (10 March 2025) The humanitarian reset: A message from Emergency Relief Coordinator Tom Fletcher to the humanitarian community. unocha.org 

Osendarp, S et al (26 March 2025) The full lethal impact of massive cuts to international food aid. Nature Comment.  

Phillips B (13 February 2025) We are right to feel enraged at the current moment, but hope is how we’ll win. PLOS Blogs: Speaking of Medicine and Health

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Editorials

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